Dépôt de mémoire et d'oubli version française
Anne et Patrick Poirier
Une installation postmoderne dans un contexte historique
Ludwig Museum, Coblence, 1992
Texte de Danièle Perrier, 1994 (version française 2020)
traduction Danièle Perrier et Laure Martin
"Dépôt de mémoire et d'oubli" est le nom de l’installation qu’Anne et Patrick Poirier ont réalisé pour le Musée Ludwig du Deutschherrenhaus (la Commanderie de l’ordre Teutonique) de Coblence en 1992. Comme emplacement, les artistes ont choisi la plate-forme du bastion prussien construit sur des fondations romanes. Placée dans un lieu surélevé et cachée sous les arbres, elle doit d’abord être découverte. De loin et d’en bas, seules des barres d’acier poli sont visibles, qui capturent la lumière et sur lesquelles miroitent les branches du groupe d’arbres avoisinant. C’est un clin d’œil signalant la présence de quelque chose de caché qui semble être léger et dynamique d’en bas et, en réalité, est une installation massive : éléments architecturaux - bases de colonnes et blocs de marbre avec des inscriptions - un fragment avec l’œil d’une statue colossale et trois flèches en acier inoxydable imposantes, apparemment dans un arrangement arbitraire. D’un point de vue stylistique, les fragments architecturaux d’Anne et Patrick Poirier sont inspirés de l’antiquité classique. Les blocs de marbre isolés, surdimensionnés par rapport au site, viennent troubler l’intimité du lieu et confèrent de la monumentalité au complexe.
Comme l’indique le titre de l’œuvre, il s’agit d’un dépôt, une sorte de décharge de vestiges. La diversité des éléments est frappante. Certains fragments architecturaux semblent nouveaux : comme les bases épaisses de colonnes, dont les points de jointure ne révèlent aucune trace d’usure, et certains blocs aux inscriptions soigneusement ciselées, qui semblent en attente d’une utilisation, exempts aussi de signes d’emploi. D’autres par contre ont des bords cassés, de sorte qu’ils semblent avoir servis ou avoir été mis au rebut. Une petite colonne cassée sert de support au fragment avec l’œil. Ni la forme, ni le format des différentes parties n’indiquent une utilisation cohérente, une impression renforcée par la variété des marbres. Cette impression est contrecarrée par les gradations de couleurs coordonnées et nuancées.
En y regardant de plus près, on constate que l’arrangement de cet ensemble éclectique est complexe. Certains blocs d’architraves sont sciemment empilés les uns sur les autres et stockés sur des entretoises, comme c’est courant dans les baraques de chantier. D’autres éléments reposent apparemment sans ordre. Dans le système de stockage, aucune distinction n’est faite entre les éléments neufs et usagés. La juxtaposition de pièces architecturales ordonnées ou disposées aléatoirement confère de l’incertitude pour l’interprétation de l’installation.
L’iconographie de l’œuvre est dédiée à la bataille des Géants contre les dieux de l’Olympe. Anne et Patrick Poirier ont consacré plusieurs œuvres à la Gigantomachie avant l’installation de Coblence. D’abord en 1982 dans le parc de la Fattoria di Celle à Pistoia, puis en 1983 dans l’église Saint-Louis de la Salpetrière à Paris, dans l’enceinte du musée Picasso à Antibes, en 1985 à Villeurbanne et encore en 1985-1986 à Alexandria, près de Washington.
Par le choix de ce thème, Anne et Patrick Poirier s’inscrivent dans la tradition maniériste. L’on pense aux groupes de sculptures du Sacro Bosco à Bomarzo et à la célèbre fresque de Giulio Romano dans la Salle des Géants au Palais du Té à Mantoue. La représentation de la lutte des géants, qui, obsédés par le pouvoir, veulent destituer les dieux, symbolise le principe de dualité entre l’irrationnel et le rationnel. L’esprit maniériste tranche en faveur de la raison, attribuant aux géants, qui incarnent l’acrasie et le mal, des traits de caractère négatifs. Leurs actions contre les dieux, qui les entraînent à leur perte, devient le symbole de Vanitas.
Dans le Sacro Bosco, le « Bosquet sacré », les groupes de sculptures représentent les épreuves à surmonter. Le visiteur est reçu par les terriens, confrontés à des monstres et des géants. Il rencontre un monde de violence et de bas instincts qu’il s’agit de dépasser, parce qu’au bout du parcours, un temple attend le visiteur purifié. Le jardin a métaphoriquement une dimension initiatique.
Au Palais du Té, la chute des géants est saisissante de pathos. Rien ne semble à l’abri des éclairs du souverain Jupiter et de la foule des autres divinités, qui, bien qu’effrayées, combattent avec lui. L’univers des géants s’effondre littéralement : roches et palais s’abattent sur eux, la terre les dévore. La fragilité des murailles symbolise la perte des repères et des convictions, sur lesquelles étaient fondée la stabilité à la Renaissance et qui, à l’aube du Maniérisme, menace de disparaître. La victoire des dieux - et celle de la raison sur l’irrationnel - a parfois été interprétée comme une allusion à "l’humiliation infligée par Charles-Quint aux États anti-impériaux de l’Europe protestante". (Charles-Quint avait rendu visite à Federico II Gonzague à Mantoue en 1530 et l’avait fait duc).
Alors que le Maniérisme aime à décrire la confrontation directe entre les géants et les dieux, Anne et Patrick Poirier choisissent, sans exception, le moment d’après la bataille. Celle-ci est achevée, le verdict définitivement prononcé. Des fragments aux yeux colossaux, des éléments architecturaux, des pierres non taillées et de gigantesques éclairs célestes créent une atmosphère sombre; ce sont les témoins d’un événement et de ses effets dévastateurs.
Bien que presque toutes les installations des Poirier soient composées d’éléments similaires, à l’instar de leurs modèles maniéristes, elles font l’objet d’interprétations différentes à travers la composition liée à l’emplacement. Dans l’environnement bucolique de La Fattoria di Celle (Fig.), le géant vaincu, Éphialtès, apparaît comme une relique des forces primaires qui sont soumises à la loi de la nature. Ici, le mythe de la gigantomachie est interprété dans le sens de l’antiquité, représentant le dualisme entre le chaos originel et l’ordre de la culture. La nature sauvage se transforme en bosquet sacré.
Dans l’église Saint-Louis de la Salpetrière (Fig.), les ruines soi-disant romaines nous rappellent que les églises étaient souvent construites sur des temples païens détruits. Il y a une confrontation entre le paganisme et le christianisme : l’œil géant de Mimas semble indiquer la poursuite des rituels païens dans la coutume chrétienne, et les éclairs foudroyants tombés du ciel, parlent de la toute-puissance divine.
L’installation, de proportions relativement modestes, du Musée Picasso à Antibes (Fig.), est placée devant le mur délabré du château médiéval. Les ruines romaines fictives avec les yeux surdimensionnés s’enchevêtrent avec les vrais vestiges du mur pour créer en symbiose un tout pittoresque.
Il en va différemment, Place du Tonkin, à Villeurbanne (Fig.): les pierres, superposées, forment avec les fragments de la tête de géant une colline artificielle. Pour la première fois, une structure verticale est en partie réalisée, principe qui sera reprit dans l’installation de Coblence.
Dans "Promenade Classique" à Alexandria, près de Washington (Fig.), les fragments, calqués sur l’antiquité, entretiennent une relation particulière avec l’architecture environnante. Un escalier monumental mène des rives du Potomac à une terrasse délimitée par un long mur de briques, comme celui d’une forteresse. Par un second escalier à double volée, encerclant un bassin rempli de blocs de marbre qui évoquent d’antiques ruines et sur lesquels ricoche en cascade, par-dessus une fausse arche, un voile d’eau, on atteint le niveau supérieur, où d’autres éléments taillés et parfois sculptés gisent dans un second bassin. Dans ce cadre architectural sobre, les prétendus vestiges antiques semblent très raffinés. En marbre blanc éblouissant, ils se distinguent nettement de l’architecture de briques brun rouge. Les fragments figurant les géants de la mythologie grecque se réfèrent à la culture ancienne et s’opposent à l’uniformité de l’architecture contemporaine monumentale.
"Dépôt de mémoire et d'oubli" est axé sur l’essentiel. Tout ce qui relève de l’anecdotique est banni. Seuls quelques fûts de colonne inutilisés et quelques blocs avec différentes inscriptions évoquent un site non identifié, désormais en ruine. Ils rappellent des fragments d’architraves ou de tombes. Les inscriptions se composent généralement d’un seul mot, en grec, latin ou allemand. Parfois, les termes sont répétés dans différentes langues, ce qui les renvoie à l’universalité. Ils tournent autour des notions de pensée, de mémoire et d’oubli. Certaines inscriptions sont délibérément juxtaposées : l’architrave porte celles de « Amnésie » et « Finsternis » (ténèbres). Le royaume de l’obscurité avec les aspects sombres de la vie est donc associé à un déplacement conscient ou inconscient. Ailleurs, les mots « Mnémosyne » et « Erinnerung » (mémoire) sont combinés avec l’expression « es zerfällt » (il se désintègre), une allusion au fait que la mémoire s’estompe au fil du temps, perd de la netteté. « Augenzeuge » (témoin oculaire) qui renvoie à l’exactitude de la reproduction d’un événement voisine avec « oculus memoriae » (œil de la mémoire), qui fait allusion à la variabilité de l’interprétation dans le temps. Les inscriptions mentionnées jusqu’à présent se réfèrent au constat que, la mémoire étant subjective, la lecture de faits concrets est une question d’interprétation.
Trois autres inscriptions, en allemand, renvoient au contenu, au cœur même du message. Une pierre plutôt discrète porte l’inscription « Der Blick des Zorns « (le regard de la colère). Avec la foudre qui a frappé les tambours des piliers et les rochers, elle évoque le jugement des dieux. Mais contre quoi s’élève leur colère? Selon la légende, contre l’arrogance et l’irrationalité. Cela se reflète dans le surdimensionnement de l’installation par rapport au site. Dans ce cas, la dimension de vanité est renforcée par le fait que ce n’est pas l’action, mais la destruction qui est représentée. Il ne reste que le champ de bataille, et le silence des morts. À cet égard, l’installation des Poirier, avec le thème de Vanitas, renvoie aux ruines réelles du complexe de construction de l’Ordre Teutonique voisin, en partie détruit au XIXe siècle, puis de nouveau durant la Seconde guerre mondiale. Ces vestiges d’événements historiques encore récents ont curieusement perdu de leur importance. Entourés de lierre, ils rappellent les paysages idylliques en ruine du Romantisme. Un événement historique précis devient un symbole universel de l’éphémère, tandis que la ruine artificielle des Poirier rend présente, à travers la fiction, la mémoire des faits historiques. L’endroit choisi - la plate-forme du bastion du mur de fortification - qui était autrefois un endroit secret, est dépouillé de son aspect romantique par la puissance monumentale de l’installation. Elle renforce la dimension violente de la tour et accentue son caractère martial inhérent à sa vocation défensive. Ainsi, l’installation « Mémoire de dépôt et d’oubli » forme consciemment un contrepoint au monument équestre tronqué de l’empereur Guillaume Ier, placé directement derrière le bastion, à l’embouchure du Rhin et de la Moselle. Contrairement aux ruines de l’enceinte de l’Ordre Teutonique, le piédestal surdimensionné - qui, en soi, rappelle les pyramides précolombiennes- et surplombe le bastion, est un témoignage parlant de la Seconde guerre mondiale. La statue équestre a été détruite par des soldats américains dans les derniers jours du conflit. Bien qu’une refonte du monument ait déjà été envisagée en 1946, le socle du monument avait été déclaré « mémorial de l’unité allemande » par le président Theodor Heuss en 1953. Malgré cette décision, des voix réclamant la restauration de la statue équestre se sont fait entendre. Après la chute du Mur de Berlin et de longs débats émotionnels, la décision a finalement été prise en faveur de la reconstruction. Dans le contexte de la réunification de l’Allemagne, la renaissance de l’idée nationale prussienne est élevée au rang de symbole au détriment de l’histoire plus récente, à savoir le spectre de la Seconde guerre mondiale qui se voit refoulé.
C’est dans ce contexte que les inscriptions « Zeichen und Sätze » (signes et phrases) et « Worte sind Schatten » (les mots sont des ombres) acquièrent leur pleine signification. Des signes sont affichés en tant qu’acte politique, reflets de leur temps. Des temps nouveaux entrainent de nouvelles visions. À la lumière de l’actualité, les signes d’autrefois deviennent des phrases insignifiantes. Mais les faits historiques ne se laissent pas complètement ignorer. Les mots sont des ombres qui sont interprétés positivement ou négativement à l’aune de la subjectivité. On pourrait croire que le regard de la colère s’adresse aussi à la négation de l’histoire. Mais Anne et Patrick Poirier, eux-mêmes, refusent de donner toute interprétation. Ils se contentent d’ériger une ruine artificielle qui, à elle seule, réunit toutes les caractéristiques d’un monument postmoderne : des éléments dissemblables sont placés côte à côte sur un pied d’égalité, ordre et désordre se côtoient sans évaluation. En conséquence, la ruine artificielle devient un monument et, inversement, le monument déconstruit devient une ruine artificielle qui renvoie à la notion de mémorial.
Les oeuvres in situ d’Anne et Patrick Poirier, nourries par l’histoire et l’observation du monde, comme l’ensemble de leur travail dans lequel les notions de fragilité et de mémoire sont centrales, proposent une vision métaphorique et sans complaisance du réel. « Dépôt de mémoire et d’oubli » questionne implicitement le bien-fondé, sinon la vanité, de la toute récente restauration du monument de Guillaume Ier, intrinsèquement liée à un renouveau du nationalisme allemand.
Danièle Perrier, dans: Festschrift für Hermann Fillitz, Aachener Kunstblätter, Volume 60, 1994, p. 489
NOTES:
1. Je tiens à remercier Udo Liessem pour ces commentaires historiques et la suggestion du sujet.
2. Anne et Patrick Poirier ont livré trois projets au choix. Deux d’entre eux étaient destinés à la cour rectangulaire au sud, qui délimite le territoire de l’Ordre Teutonique de celui de l’ancienne collégiale de Saint Castor. Dans les deux cas, il s’agissait de colonnes monumentales en acier poli, l’une encore érigée – mais dont les tambours de colonne décalés présagent de son futur effondrement – l’autre déjà couchée sur le sol. Bien que les colonnes, elles aussi, faisaient référence à l’allégorie de Vanitas, j’ai choisi le travail plus petit, mais beaucoup plus complexe et plus intéressant.
3. Ce n’est pas pour rien que les Poirier se disent architectes et archéologues dans leur passeport.
4. Zeus ayant banni les titans, frères des géants, au Tartare, ces derniers, fils de Gaia, voulurent se venger de Zeus en prenant l’Olympe d’assaut. Les dieux olympiques – luttant avec foudre et flèches – n’obtinrent la victoire sur leurs puissants rivaux que grâce à l’intervention d’Héraclès, car seul un mortel pouvait les vaincre. Athéna lutta en lançant des pierres qui tuèrent Enkelados. (Robert von Ranke-Graves, Griechische Mythologie. Quellen und Deutung, Reinbeck bei Hamburg 1960, rde 113, Bd. I, p. 115 f.)
5. Heinz Spielmann, Gärten des Manierismus, Vienne 1977, p. 16f
6. Gian Maria Erbesato, Klassische Reiseziele, Palazzo del Tè in Mantua, Herrsching 1989, p.61
7. Gian Maria Erbesato, Führer durch den Palazzo Tè, Florenz 1987, p. 41
8. Jacques Ohonay, à: Ausst.-Kat. Anne & Patrick Poirier, Galerie der Stadt Esslingen Villa Merkel, Esslingen 1987, p. 24f
9. Seulement en lettres latines
10. Cette connexion était déjà prévue dans l’esquisse originale. D’autres groupes de mots s’écartent de la planification originale, car il fallut tenir compte de la cime des arbres.
11. La muraille, à l’origine romane et fortifiée à l’époque prussienne, entoure l’ancienne Commanderie de l’Ordre teutonique. Du complexe médiéval, seul le bâtiment principal, qui abrite le musée, a survécu à la Seconde guerre mondiale. Quelques autres bâtiments ont subsisté sous forme de ruines. Incidemment, la démolition de l’église délabrée a été commandée en 1811 par le général Gérard, alors propriétaire de l’Ordre Teutonique sécularisé. Il est intéressant qu’il n’ait pas démoli tout l’édifice, mais laissé le pan sud du mur de l’église comme ruine. (Dieter Kerber / Udo Liessem, Der Deutsche Orden in Koblenz. Studien zur Geschichte und Bauentwicklung im Mittelalter, Koblenz 1990
12. Heinz Peter Volkert, Das Kaiser-Wilhelm-Denkmal am Deutschen Eck in Koblenz, Mittelrheinische Hefte 19, Koblenz 1991